JEAN-JACQUES GONZALES

l'amnésie des derniers jours

L’amnésie des derniers jours n’est pas tout à fait un récit ordinaire. C’est ce que Éric Marty appelle une photofiction. Non pas un récit illustré par les très belles photographies de Jean-Jacques Gonzales qui ponctuent chaque chapitre, mais un récit qu’on pourrait dire animé par ces images. Un homme, qui dans la vie est un jeune acteur genevois, se retrouve mystérieusement dans une villa près de Rome. À la suite, semble-t-il, d’un accident de voiture, il a perdu la mémoire immédiate des jours qui viennent de s’écouler. Légèrement blessé aux yeux, il est momentanément privé du sens de la vue. La photographie alors se révèle comme cet espace ambigu où le regard cherche sans cesse le monde réel qui semble y être représenté et où il découvre dans ce qui se donne comme visible, le semblant dont toute vie est faite. L’Amnésie des derniers jours est, après L’Invasion du désert, la seconde collaboration entre Éric Marty et Jean-Jacques Gonzales.

E. Marty, L'amnésie des derniers jours, Manucius, 2024

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conversation tardive

Conversation tardive, toujours tardive, toujours repoussée vers la fin d’un temps qui n’arrive pas. Ce livre témoigne de ce temps qui ne finit pas, et dont seule la photographie est capable d’en saisir l'éclat : « La photographie, est-il écrit en fin d’ouvrage, s’effaçait devant l’opacité du temps, devant l’énigme. Ce qui me troublait, c’était autant la disparition que l’apparition. Je croyais que c’était l’énigme de la photographie, c’était l’énigme de la vie . »

J.-J., Gonzales, Conversation tardive, L'Atelier contemporain, 2022

le travail photographique de jean-jacques gonzales

JEAN-JACQUES GONZALES se déclare photographe à la manière des Primitifs pour qui le recueil et la conservation d’une image du monde constituait la merveille. Retrouver cette émotion originaire en contrecarrant l’effacement progressif des traces du médium dans son « perfectionnement » sans fin, et de sa solidarité ontologique avec le monde abolie aujourd’hui par l’instantané numérique. S’impose alors une tâche pour la photo-graphie : celle d’être une « graphie » au sens non pas d’une écriture déployée par un « vouloir-dire » de l’artiste ou par l’affirmation des puissances de la technique, mais en son sens premier de recueil d’une griffure, d’une trace, d’une marque, d’une impression sensible reçue du motif, pour libérer les puissances qui s’y réservent. Lutter contre le premier rendu, le déporter hors de son évidence native par le travail patient de l’atelier, le dé-faire, le désécrire selon les termes de Jérôme Thélot, dans l’essai qui ouvre cette monographie, est le travail auquel s’astreint Jean-Jacques Gonzales : «C’est un travail du négatif qui vient à perturber, à désécrire les constructions optiques de l’appareil pour ouvrir l’image finale à la réalité du motif et à sa présence même.» Une poésie de la présence, dans laquelle toute réalité profonde s’offre et se dérobe à la fois, proche et lointaine, évidente et retirée, et qui ne peut être ralliée qu’au prix d’un effort radical contre toute rhétorique de l’image.

J. Thélot, Le travail photographique de J.-J. Gonzales suivi de La fiction d'un éblouissant rail continu, journal photographique de J.-J. Gonzales, L'Atelier contemporain, 2020

l'invasion du désert

De la vue que nous avons devant nous, il y a aussi une reproduction photographique dans la maison de Lara, placée dans un vaste carton à dessin qui en contient bien d’autres. C’est un assez grand format. Elle montre exactement ce que nous voyons à cette heure. La même immobilité sombre et le même éblouissement mat de la lumière. Mais sur la photo, les crevasses qui sont face à nous font penser à des tombes, de grandes tombes creusées dans le sol dans l’attente d’un mort, d’un cercueil, d’une momie peut- être, prête à être ensevelie, ou pour les plus profondes, d’immenses tombeaux de marbre ou de pierre. On imagine immédiatement le dispositif royal d’un temps très ancien. Ou bien alors, tout à l’inverse, les fosses communes faites pour des pouilleux, des indigents, ou même des troupeaux entiers d’animaux morts et porteurs de bacilles dangereux, peste, fièvres mortelles, contagions dangereuses pour l’homme.

E. Marty, L'invasion du désert, Manucius, 2017

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ébauche de mallarmé

Assis devant les idiots, la tête brisée, Mallarmé y griffonnera quelques lettres à ses amis pour préserver sa table, à la maison, de tout ce qui est étranger au Poème. Là, dans la classe, indifférent, exilé au cœur de l’exil, Stéphane attend. Il attend les pas qui, à nouveau, le long des quais, près du fleuve qui roule, le porteront vers sa lampe, sa feuille, sa table, sa chambre. Ses outils qu’il a disposés méticuleusement. Chez lui. Mallarmé n’habite pas plus le lycée que Tournon, il habite une chambre. On le saura. Il le dira, vingt ans plus tard, à un journaliste. Il n’aura jamais habité qu’une longue suite de chambres. Souvent décrites, insistantes et centrales – Londres en fut la première ectype, celle de sa mère morte sans doute le prototype –. Chambre du temps, chambre du secret, chambre noire. Chambre d’échos. Chambre mortuaire. Épiphanique. Sténopé du Poème. Foyer – en son triple sens – feu, famille, épicentre.

J.-J. Gonzales, Ebauche de Mallarmé, Manucius, 2013

albert camus l'exil absolu

Le dernier livre qui est le premier pourra commencer à s’écrire, enfin. Mais pour cela il aura fallu attendre, parcourir les chemins de traverses, balbutier, bégayer, se fourvoyer et revenir. Les chemins suivis par Camus ne sont jamais déterminés par l’espace-temps ordinaire, par les temps comptés des horloges ou la signalétique des cartes, mais par la récurrence aléatoire de l’obsession originaire qui fait que tous ses livres se ressemblent, s’éclairent les uns les autres sans jamais se succéder. Ainsi plusieurs chemins sont possibles pour les parcourir, une infinité : celui-ci n’en est qu’un parmi d’autres.

J.-J. Gonzales, Albert Camus. L'Exil Absolu, Manucius, 2007

oran, récit

Tout se passait à distance de moi, à travers un mur qui pouvait éclater à chaque instant. Aujourd'hui, il avait éclaté; le mort était tombé par terre, mais je ne l'avais vu tomber.
Moi, je restais debout, les yeux agrandis, la parole simplifiée: juste quelques mots, le reste était en attente.
C'est en France que j'apprendrais le nom des choses que j'avais vues, que je ne savais pas que je voyais, que je n'avais pas pu voir, c'est en France que j'inventerai des souvenirs, une véritable usine à souvenirs, le stock était fait, inépuisable.
Ici c'était l'usine à fabriquer des souvenirs de rien, d'Arabes qui n'existaient pas, de nous, qui n'existions pas plus, d'une Algérie qui devait rester je ne sais quoi, d'un présent qui devait durer toujours, toute une vie, d'une vie qui était réputée magnifique, de ce qui n'avait jamais été vécu, des souvenirs de là-bas, du petit homme au bord du trottoir, la paume de la main tournée vers le ciel, du silence après le massacre et du souffle régulier du vent en attente du bruit de la vie qui revient avec la douleur.
Je croyais que ces temps étaient définitivement révolus. Mais voilà qu'ils réapparaissent sans crier gare. J'ai voulu savoir ce qu'ils furent et je n'ai trouvé que morceaux épars, inentamés comme des pierres. J'aurais voulu montrer qu'il n'en tenait qu'à moi de les faire vivre de nouveau. Mais c'est une autre affaire: les choses ont leur poids qui séjourne dans l'oubli, ce temps sans époque.

J.-J. Gonzales, Oran, récit, Séguier, 1997

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